Ce chef qui vous déteste
Un film difficile à avaler, un guide New York à l'ancienne, une recette de courge enraviolée par Céline Maguet, une reco désalcoolisée d’Augustin Laborde et des bouquins légumiers à gagner.
« Vous êtes la ruine de mon art. » En temps normal, on ne pourrait imaginer une phrase plus incongrue et violente prononcée par un chef à ses client·e·s. Ceux-ci l’ont tout de même un peu cherché. Il y a le couple bourgeois qui s’offre un Noma comme on se fait un cinéma – principalement pour ne pas avoir à se parler. Les amis qui n’en sont pas, mais cherchent chez les autres un moyen de se valoriser comme de se détester. La célébrité égotique, si minable et lâche qu’elle en devient difficile à haïr. Le personnage du fan, glouton aveuglé par sa vénération, qui pense appartenir au monde des brigades gastronomiques parce qu’il possède un Pacojet, est particulièrement jouissif. Et puis il y a la critique culinaire (ici présentée comme celle d’un magazine très en vue), qui ne peut être que ça : examinatrice et correctrice, juge alors qu’elle est aussi partie.
Voilà la cohorte qui compose la salle du Hawthorne, un restaurant très exclusif installé sur une île privée – et isolée. Le chef n’est pas mal non plus : Julian Slowik (un Ralph Fiennes carnassier), créature frankensteinienne de tous les « grands » qu’on nous demande de respecter alors qu’ils exigent, humilient et broient. Le cadre, la philosophie, le prix et les déclarations du personnel, de l’épuisement au harcèlement sexuel, rappellent ceux d’un autre restaurant, The Willows Inn, et les révélations du New York Times en 2021. La réalité, la fiction, et cette insupportable vérité entre les deux, c’est ce que propose The Menu, le dernier film du réalisateur Mark Mylod – également responsable de la série Succession et du film Shameless.
Une pellicule où nous sommes tou·te·s croqué·e·s, les client·e·s, les critiques, les acteur·rice·s de la restauration, sans aucune pitié. Les mangeur·se·s d’élite sont impossibles à satisfaire, les chroniqueur·se·s impitoyables et trop peu conscient·e·s des conséquences de leurs écrits, les cuisinier·ère·s dévoré·e·s par leur métier dès lors qu’ils l’appellent un art. C’est terrifiant… et c’est si drôle. Comme quand vous avez passé toute une soirée à essayer d’être ce que vous n’êtes pas et que devant le miroir des toilettes, vous réalisez que vous avez du persil coincé entre les dents. Vous avez alors deux choix : vous mortifier, ou rire de vous-même. La conclusion du repas de The Menu semble nous indiquer une autre voie : pour le bien de la restauration, faites les deux.
Elisabeth Debourse, rédactrice en chef
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