Il faut sauver le soldat Banane
Cette semaine, une cuisine militaire secrète, une recette de spaghettis bolo par Milan La Roche (St. Kilda, Bruxelles), une reco goulottée de Caroline Loiseleux (Les Trois Coups) et un funfetti cake.
Ma première rencontre avec Matthieu Nicol n’a pas eu lieu – une sombre histoire d’agenda mal synchronisé, à moins que je me sois tout simplement plantée de jour… Une semaine et un paquet de mails plus tard, on s’est finalement retrouvés dans son atelier du passage Saint-Sébastien, dans le 11e parisien. Si son nom ne vous dit rien, son compte Instagram, @vintage_food_photography, devrait réveiller en vous quelques images mentales de gâteaux en gelée et plats (vraiment très) saucés. Matthieu Nicol est un artiste, ex-icono du Monde, fondateur de l’agence Too Many Pictures et auteur d’un livre captivant et énigmatique. Il n’a aucun intérêt pour la photographie culinaire mais elle l’obsède, lui qui est propriétaire d’une collection de livres de recettes à faire pâlir un journaliste food croulant sous les SP.
Une fois par mois, Saucisse change de main – et de voix ! Après Anna Broujean, c’est au tour de Matthieu de nous raconter l’histoire de l’édition à manger, du pratique à l’esthétique, en passant par le militaro-scientifique.
Elisabeth Debourse, rédactrice en chef
Bien que j’aime la bistronomie, je n'ai rien d'un « foodeux ». Je suis iconographe, et mon approche est avant tout visuelle : je collectionne les images pauvres, celles qui n’ont pas d’auteur, aucune valeur de marché, et plus aucune utilité. Elles sont principalement imprimées dans des guides pratiques de la seconde moitié du XXe siècle, que je chine dans les débarras et vide-greniers, sans autre méthode que celle du glaneur. Cette collection a rapidement pris un tournant culinaire. Dans les années 50 à 80 (du frigidaire-congélateur au micro-ondes, en gros), la production de livres de recettes a explosé. Destinés aux « maîtresses de maison », « épouses modèles » et « mères exemplaires », ces manuels parfois richement illustrés ont suivi l'évolution des mœurs, pour s'adresser bientôt à la femme active, indépendante, parfois divorcée, pressée par une charge mentale grandissante, et donc de plus en plus consommatrice de plats cuisinés surgelés, réchauffables en quelques minutes. Résultat, les fabricants tels que SEB et Tupperware, la presse dite « féminine » avec ses fiches cuisine et les marques de l'industrie alimentaire y sont toutes allées de leur petite publication ou collection périodique.
Ma cueillette personnelle n'a aucune prétention d'exhaustivité et s'enrichit tous les dimanches de nouvelles pièces de choix, surtout issues de l'univers de la cuisine bourgeoise, ultra-généreuse en beurre, sucre, crème et sauce. Les standards d'aujourd'hui sont à l’opposé, à la fois sur les dosages, les produits, les modes de cuisson, mais aussi visuellement : la photographie culinaire est devenue une catégorie à part, avec ses preneur·se·s d’images et food stylists, qui accompagnent les chef·fe·s et partipant·e·s des gastro-téléréalités. Le livre de recettes est passé du plan de travail à la table basse, du guide pratique au beau livre, avec le nom du ou de la photographe en bonne place sur la couverture. Nouvelle cuisine, nouveaux usages.
En début d'année, j'ai décidé de changer de crèmerie, et me suis mis à chercher des images sur le web, dans des bases de données du domaine public. C’est comme ça que j'y ai découvert les archives récemment déclassifiées d’un centre de recherche de l’armée américaine, chargé de mettre au point les menus des soldats. On est au cœur de la fabrique de la processed food, destinée à nourrir la plus grande armée du monde, sur tous les terrains, en toute circonstance. Ces photos, dont l’usage et la circulation restent mystérieux, datent de la fin des années 60 et courent jusqu'au début des années 90. Leur aspect graphique fascinant mis à part, elles documentent les expériences menées par des nutritionnistes et logisticiens de ce food science lab, les tests de qualité réalisés sur des panels de consommateur·rice·s en situation, et les packshots des différents produits disponibles « à la carte ». Elles évoquent les technologies mises au point par l'industrie agro-alimentaire dans la fabrication de la nourriture de collectivité : irradier, déshydrater, compacter, thermostabiliser… Comme souvent, ces innovations militaires ont eu des tas d’applications civiles, qu’on retrouve aujourd’hui tous les jours au rayon « plats cuisinés » de nos supermarchés – parfait pour nos « working moms » pressées. La boucle est bouffée.
Matthieu Nicol vient de publier Better food for our fighting men (RVB Books), un petit objet graphique non identifié de 192 pages, dispo en librairie contre 24,90 €.
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