La face sombre du croque-monsieur…
Cette semaine, une histoire qui fout les chocottes, une recette de pâtes à réveiller les morts par Katie Parla, une quille d’Hallowine de Nathan Ratapu, et un ticket en or massif.
Juillet 1816. Malgré les recos de navigation, le commandant Hugues Duroy de Chaumareys décide de raser les hauts-fonds plutôt que de contourner par le large le banc d’Arguin, face à l’actuelle Mauritanie. Aux alentours de 15 heures, la coque de La Méduse se met à craquer et gémir. Elle a heurté le banc de sable, à 50 kilomètres des côtes. Ses trois mâts hurlent en tanguant dangereusement, pour finir par heurter la surface bétonnée de l’eau. Le navire est à flot et à sang, et 160 passager·ère·s périssent dans le naufrage. Le drame se suffit déjà à lui-même. Mais c’est sans compter ce qui se produira les jours suivants...
L’introduction alléchante d’un roman d’aventure ? Le début d’une histoire qui fout les jetons, plutôt. Mais cherchez un peu – vous la connaissez. Vous avez peut-être même déjà vu son illustration monumentale, Le Radeau de la Méduse, une œuvre titanesque de Théodore Géricault qui joue des coudes avec La Joconde au Louvre. Dans la terrible réalité du naufrage de La Méduse, le radeau mesure vingt mètres sur sept et entasse 150 personnes. À bord, des barriques de vin mais peu de nourriture. Les hommes de la Machine (c’est le surnom du radeau) espèrent rallier rapidement le Sénégal. À la place, ils passent treize jours à souffrir du soleil et à se battre, ivres morts. Mais plus que tout autre chose, ils crèvent de faim. La vraie, celle qui fait ronger les cordages et l’intérieur des casquettes en cuir. Celle qui finit par convaincre les quelques soldats et marins survivants de trancher la chair de leurs camarades déjà partis et de la faire sécher, pour ensuite la dévorer.
Deux siècles plus tard, c’est l’historien Jacques-Olivier Boudon qui raconte cette histoire aussi terrifiante que fascinante sur France Culture. À l’époque des faits, il s'agit de l'un des uniques récits à la première personne d’un crime capital, l’anthropophagie : le chirurgien du radeau a consigné dans son carnet de bord le menu de ces mangeurs de viande humaine – dont il fait lui aussi partie. Mais « si ces choses ont eu lieu, ce n’est pas assez pourtant de les raconter. Ce qu’il faut, c’est découvrir de quoi elles voulaient parler », écrit l’historien Christophe Granger dans un long article publié par la revue Citrus. D’abord, du fait que la faim peut tout. Et que les grandes famines ont toujours engendré un cannibalisme de survie.
À chaque fois que l’horrible nécessité s’est présentée aux affamé·e·s, l’anthropophagie a ressurgi. 896, 1005, 1032, 1315... Ces années portent la trace de l’homme devenu un loup pour l’homme. Au Moyen Âge, dans certaines villes de France, des échoppiers sont arrêtés pour avoir vendu de la « viande humaine ». Lors du siège de Leningrad, « la police va jusqu’à distinguer deux types de crime : “consommation de viande humaine” et “meurtre pour consommation de viande humaine” », illustre encore Nicolas Kayser-Bril dans son livre Bouffes Bluffantes. Au 20e siècle, le cas de cannibalisme le plus connu est celui qui advient après le crash du vol Fuerza Aérea Uruguaya 571 dans la cordillère des Andes. Deux mois après l’accident, une douzaine de survivant·e·s (sur les 45 passager·ère·s et membres de l’équipage) sont enfin secouru·e·s après que deux d’entre eux ont réussi à franchir une chaîne montagneuse et rencontré un paysan local. Un miracle. Sauf que pour subsister, ils ont d’abord consommé le corps du pilote, puis ceux de leurs amis.
Mais les histoires d’ogres modernes sont reléguées à l’exception : ils sont soit affamés, soit dérangés – parfois les deux. « C’est des confins que parle alors l’anthropophagie », expose Christophe Granger. « Hideuse, lointaine et effrayante », comme un film regardé, entre ses doigts terrifiés, à Halloween. Aujourd’hui, le sujet est d’ailleurs surtout utilisé pour divertir : le cannibalisme sert nos scénarios d’angoisse, du psychopathe carnassier du Silence des Agneaux à l’horreur survivaliste de La Route de Cormac McCarthy, en passant par les péloches récentes comme Grave et Midsommar, ou la série Netflix dédiée à l’assassin Jeffrey Dahmer. Tremblez ! Car comme le rappelle l’historien : « Manger, ce n’est pas que manger. Manger, c’est être humain. »
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