La fin des nuits sans faim ?
Cette semaine, une ode aux dîners qui s’éternisent, une recette de pasta par Chéri Bibi (Meilleure cave à manger Guide 2023) et une reco goulottée de Caroline Loiseleux (Les Trois Coups).
Un bref grésillement et clac. Le noir. Pendant ma promenade du soir, un lampadaire anonyme s’est brusquement éteint. S’il me fallait un signe, je n’avais pas à le chercher plus loin – d’autant que, vous en conviendrez, il est compliqué de fouiller dans l’obscurité. La nuit tombe toujours plus tôt ces jours-ci et emballe la capitale dans son armure hivernale : une ambiance grise, métallique, froide. Quelques jours auparavant, je marchais dans les rues de Turin avec une impression bien différente. La faute, j’ai fini par réaliser, aux arabesques des néons qui peuplent la cité italienne, et enflamment les murs et trottoirs de jaune soleil et bleu électrique le soir venu. Il y avait bien longtemps que je n’en avais pas vu autant. En 1913, au 72, boulevard Haussmann, c’est justement la réclame d’un vermouth italien au néon qui illumine la nuit parisienne pour la première fois. Nora Bouazzouni raconte que ses lettres rouges incandescentes sont alors visibles depuis l’opéra Garnier, dans un article à retrouver dans le guide Fooding 2023 – disponible ici et dans toutes les bonnes librairies dès aujourd’hui.
Mais à Paname, le genre néonisant se meurt, remplacé par des simulacres LED, et son absence éclaire une autre réalité : la nuit a disparu. Enfin, le soleil finit toujours par se coucher et la lune se lever, mais la vie qui habitait autrefois les heures sombres de l’année semble s’être éclipsée. Et ses tablées bien moins nombreuses. Même à New York, la ville qui ne dort jamais, on mange de plus en plus tôt, relate un papier du New York Times Style Magazine – parfois dès 17 h. Le créneau 18-20 h est vite rempli, tandis que celui de 20-22 h est déserté. « Une autre de ces nombreuses petites, peut-être triviales, réinitialisations dues à la pandémie, qui peuvent néanmoins affecter pour toujours la manière dont New York fonctionne et fait des affaires », analyse la journaliste Rachel Sugar. « New York est un endroit fondamentalement obsédé par la réinvention de ses propres rituels et déplacements de pouvoir – et il n’y a rien de tel que de partager des agnolotti avec des amis un mardi avant la tombée de la nuit pour démontrer que vous êtes le maître de votre propre univers », ajoute-t-elle encore, avec un rien de cynisme.
Il reste que New York n’est pas la seule ville touchée par cette couche-toïte aiguë. À Paris aussi, on ne graille plus passé 21 h 30 – allez, 22 h. Ouste, tout le monde chez soi. À nouveau, l’explication est probablement à chercher dans les couvre-feux et confinements, mais aussi dans la difficulté grandissante pour les restaurants de trouver du personnel prêt à travailler pour ces shifts difficiles : ceux du soir, quand tout le monde s’ébroue et se débraille. Et je le comprends. Mais il y a quelque chose d’inquiétant dans la disparition de la nuit, et donc des marges, au profit du jour, toujours plus productif et connecté. « Il faut sauver la nuit », c’est ainsi que Matthieu Jauniau-Dallier avait intitulé son ébauche de sujet, qui est devenu dans le nouveau guide Fooding une BD superbement illustrée par Lucas Harari. Dans « Couvrir le feu », la nature et donc la vie sont mises sous cloche, et les citoyen·ne·s assigné·e·s à résidence depuis des années. Jusqu’à ce qu’apparaisse la trace d’un ancien restaurant opérant hors des plages horaires officielles, et donc forcément des clous... De quoi filer une sacré faim de nuit, promis !
Elisabeth Debourse, rédactrice en chef
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