La vie est un plat qui se mange chaud
Cette semaine dans Saucisse, une recette de nouilles dandan par Céline Chung (Bao Family), une reco goulottée signée Miléna Cugny (Ritournelle) ou encore des pass pour le festival Feÿ Arts à gagner.
« Pantin, septembre 2020. J’ai l’impression que j’ai toujours su que Jeanne avait existé… Mais je ne me rappelle pas qui m’en a parlé en premier, ce qu’on m’a dit. Chez moi, nous évoquions très peu Jeanne. Les circonstances de sa disparition ont toujours été troubles. Jeanne était mon arrière-arrière-grand-mère. » Et tout ce que la journaliste Zazie Tavitian sait alors d’elle, ou presque, c’est qu’elle a été assassinée en 1943 dans le camp de Sobibór, en Pologne. Puis un jour, de passage à Paris, sa cousine Racheli qui vit en Israël lui parle d’un carnet de recettes ayant appartenu à leur ancêtre. « J’ai pensé pour la première fois : Jeanne cuisinait. Jeanne a eu une vie. » Ces deux dernières phrases, je m’en souviens très bien, me sont passées dans les oreilles au cours d’un banal trajet en métro, pour me saisir jusqu’à l’échine. Zazie allait sortir son podcast À la recherche de Jeanne et m’avait envoyé les premiers épisodes – comme à d’autres journalistes. L’histoire qu’elle y racontait, celle de la Shoah mais aussi d’un fantôme qui prenait corps à travers de vieilles recettes de charlotte aux pommes et de gnocchis suisses, avait une saveur toute particulière. Un goût d’une douceur fumée, qui doit être celui du souvenir des gens qu’on n’a connus que par leur cuisine. Albert, le grand-père de mon amie Maud Samaha, est de ceux-là. Je sais de lui quelques feuillets imprimés qui sentent l’encre noire et la fleur d’oranger, la « bonne » recette des maamoul aux dattes que sa petite-fille avait un jour ramenés dans mon hall d’entrée, ses origines libanaises et son visage sur des photos de famille qui ne sont pas les miennes.
Il y a huit mois, j’ai eu trente ans et la chance de rassembler une douzaine d’ami·e·s cher·ère·s dans une maison. Au milieu du grand dîner et de la révision des tables de multiplication avec les bouteilles de vin, ils m’ont fait m’asseoir et tendu un carnet souple. Sur les pages aux photos pixellisées et aux intitulés très croncrets, des visages et autant de recettes. De ma propre grand-mère et son fameux osso buco. De mon ami Léo et ses oreilles farcies. De Sybille et son minestrone. De Diego et son ceviche. De Clémentine et son chou-fleur bang bang. Plus que n’importe quel autre cadeau aurait pu le faire, celui-là m’a secouée d’un grand, d’un immense sanglot. Entre les quantités et les marches à suivre, il y avait bien d’autres choses à lire, d’autres choses qu’ils voulaient me raconter. Tout ça pour dire : attrapez ce carnet que, de toute façon, vous n’auriez pas utilisé, et écrivez-y les recettes de celles et ceux que vous aimez. Ce genre de livres ont des taches et pas de préface signée par un·e chef·fe primé·e, pas de stratégie marketing et pas de code-barre, ils sont pratiques, parce qu’ils font le repas du soir, et feront le déjeuner ensuite, et puis encore le dîner. Ils se laissent oublier puis sont retrouvés une, deux, trois, quatre générations plus tard dans des podcasts et des fanzines qui rappellent que, puisque ces gens-là cuisinaient, ils ont eu une vie.
Il y a peu, Maud a réédité les recettes d’Albert – « pour le rendre immortel comme le cèdre du Liban ». Quant au podcast de Zazie Tavitian, il est devenu un beau roman graphique illustré par Caroline Péron et lui aussi intitulé À la recherche de Jeanne. Il est sorti ce 14 septembre et vous attend dans toutes les bonnes librairies de France et de Navarre.
Elisabeth Debourse, rédactrice en chef
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